Sephy

 

J’ai remué les orteils. J’aimais bien sentir le sable chaud passer entre mes doigts de pied ; je les ai enfoncés plus profondément. J’ai renversé la tête en arrière. Cet après-midi d’août était magnifique. Rien de mal ne pouvait arriver par une journée comme celle-ci. Et ce qui était encore mieux, c’est que je pouvais la partager. C’était rare et précieux. J’ai regardé le garçon assis à côté de moi. Mon sourire me faisait plisser les yeux.

— Je peux t’embrasser ?

Mon sourire s’est effacé. J’ai froncé les sourcils.

— Quoi ?

— Est-ce que je peux t’embrasser ?

— Pourquoi ?

— Pour voir ce que ça fait, a répliqué Callum.

Berk ! Double berk ! Mon nez s’est plissé malgré moi. S’embrasser ? Pourquoi est-ce que mon meilleur ami avait tout à coup envie d’un truc aussi … débile ?

— Tu en as vraiment envie ? Ai-je grimacé.

Callum a haussé les épaules.

— Oui.

— Bon, d’accord.

Mon nez s’est de nouveau plissé.

— Mais fais vite !

Callum s’est tourné vers moi, j’ai levé mon visage vers le sien. Je reconnais que j’étais curieuse. J’ai penché ma tête vers la gauche. Lui aussi. J’ai penché ma tête vers la droite. Callum m’a imitée de nouveau. Il se prenait pour mon reflet. J’ai pris son visage dans mes mains pour l’immobiliser.

— Tu veux que je penche ma tête à droite ou à gauche ? Lui ai-je demandé impatiemment.

— Euh … de quel côté les filles penchent la tête en général, quand elles se font embrasser ?

— Qu’est-ce que ça peut faire ? Et puis, en plus qu’est-ce que j’en sais ? Je n’ai jamais embrassé personne, je te rappelle !

— Penche vers la gauche alors.

— Ma gauche ou ta gauche ?

— Euh … ta gauche.

J’ai obéi.

— Dépêche-toi maintenant. Je vais avoir un torticolis si je reste comme ça trop longtemps.

Callum a passé sa langue sur ses lèvres et a doucement approché son visage du mien.

— Oh non ! Essuie ta bouche d’abord !

— Pourquoi ?

— Tu viens de passer ta langue dessus.

— Bon, d’accord.

Callum s’est essuyé du revers de la manche.

J’ai repris ma position. Je serrais les lèvres. Je me demandais ce que je devais faire. Avancer les lèvres, ou sourire pour paraître plus attirante ? Jusqu’à présent, je m’étais juste entraînée à embrasser mon oreiller. C’était très différent. Et tout aussi ridicule !

— Dépêche-toi, me suis-je impatientée.

J’ai gardé les yeux grands ouverts. Je voyais le visage de Callum s’approcher. Ses yeux gris étaient ouverts aussi. J’allais loucher si je continuais à le fixer comme ça. Ses lèvres ont touché les miennes. Ouah ! C’était bizarre ! Je m’étais attendue à ce que sa bouche soit plutôt dure et sèche, comme des écailles de lézard, mais ce n’était pas du tout le cas. Elle était douce. Callum a fermé les yeux. J’en ai fait autant. Nos bouches étaient toujours collées, la respiration de Callum se mêlait à la mienne. C’était chaud. Et soudain, sa langue a effleuré la mienne.

Berk !

Je me suis aussitôt reculée et je me suis essuyée.

— Pourquoi t’as fait ça ?

— C’était agréable, non ?

— Je ne veux pas sentir ta langue !

— Pourquoi ?

— Parce que …

J’ai frissonné à cette simple idée.

— Parce que ta salive va se mélanger avec la mienne.

— Et alors ? C’est le but du jeu.

J’ai réfléchi.

— Alors ? A insisté Callum.

J’ai froncé les sourcils.

— Bon d’accord ! Ah, qu’est-ce que je ne ferais pas pour toi !

Callum m’a souri. Il y avait cette lueur dans ses yeux. C’est toujours comme ça avec lui. Je ne sais jamais s’il se moque de moi ou pas. Avant que j’aie le temps de changer d’avis, j’ai senti les lèvres de Callum sur les miennes. Aussi douces que la première fois. Après un moment, j’ai commencé à trouver que ce n’était pas si désagréable. C’était même plutôt pas mal. J’ai fermé les yeux et j’ai commencé à rendre son baiser à Callum. Sa langue s’est enroulée sur la mienne. Elle était chaude et humide, mais ça ne m’a pas dégoûtée. Et même ma langue s’est mise à bouger aussi. Je me sentais bizarre. Mon cœur battait de plus en plus fort dans ma poitrine. Et tressautait. J’avais des nœuds dans l’estomac. J’ai reculé.

— Ça suffit maintenant !

— Désolé.

— Pourquoi tu t’excuses ? Ai-je lancé à Callum. Tu n’as pas aimé ?

Callum a haussé les épaules.

— Si.

J’étais déçue. Je ne savais même pas pourquoi.

— Tu avais déjà embrassé des filles avant moi ?

— Non.

— Des filles primas ?

— Non.

— Des filles nihils ?

— Non, je te dis que non.

Callum a pris un air exaspéré.

— Alors pourquoi tu voulais m’embrasser ?

— On est amis, non ?

Je me suis détendue et j’ai souri.

— Ben oui, on est amis.

— Et si tu peux pas embrasser tes amis, alors qui tu vas embrasser ?

Je me suis tournée vers la mer. Elle brillait comme un miroir brisé dont chaque fragment étincellerait. Je ne me lassais jamais de la beauté de la mer et du sable. J’aimais la brise qui me caressait le visage. La plage privée de mes parents était le plus bel endroit au monde. Ces quelques kilomètres de côtes nous appartenaient. Quelques panneaux indiquant l’entrée d’une propriété privée et une clôture en bois dissuadaient les visiteurs. Callum et moi avions pratiqué une ouverture dans la clôture.

Et Callum était la personne que j’aimais le plus au monde.

Callum.

Il me regardait avec cette drôle d’expression sur son visage.

— Qu’est-ce que tu as ?

— Rien.

— Tu penses à quoi ?

— À toi et moi.

— Et ?

Callum a regardé les vagues.

— Quelquefois, j’aimerais que nous soyons seuls au monde.

— On passerait tout notre temps à se disputer, l’ai-je taquiné.

Il est resté silencieux un instant.

— Sephy, m’a-t-il soudain demandé, tu n’as jamais envie de … t’échapper ? De sauter sur le premier bateau ou dans le premier avion venu et de fuir cet endroit …

— Pour aller où ?

— Je ne sais pas, a répondu Callum avec amertume. Le monde est partout pareil …

— Ce n’est pas si mal ici …

— Hmm. Ça dépend de quel point de vue on se place, a répliqué Callum. Tu es du bon côté, Sephy. Pas moi.

Je n’ai rien trouvé à répondre. Nous sommes restés silencieux.

Au bout d’un moment, j’ai lancé :

— De toute façon, où que tu ailles, j’irai avec toi. Même si tu en as marre de moi.

Callum a soupiré. Son soupir venait de loin. J’ai eu le sentiment d’avoir échoué à un test.

— On ferait mieux de travailler. Quel est le programme pour aujourd’hui ?

J’étais déçue. Une fois encore. Mais quoi ? Qu’est-ce que j’attendais ? Une phrase du genre : Je n’en aurai jamais marre de toi Sephy, tu es si drôle, si jolie, si intelligente !

Mais. Oui, bien sûr !

— Alors on fait quoi aujourd’hui ? A répété Callum, impatiemment.

— Callum … Le soleil est trop chaud et la mer trop bleue ! Je n’ai pas envie de travailler, moi ! Et puis, ça y est, tu as été reçu à l’examen d’entrée, alors pourquoi tu ne te donnes pas un peu de repos !

— Je ne veux pas que les professeurs aient une bonne excuse pour me virer.

— Tu n’as pas encore commencé les cours et tu parles déjà de te faire virer ?

J’étais déconcertée. Pourquoi se montrait-il si cynique quand il parlait de mon collège ?

— Tu n’as pas à t’inquiéter. Tu as été reçu. Tu as été accepté.

— Reçu, oui. Accepté, c’est autre chose, a lâché Callum. Et puis je veux en savoir le maximum pour ne pas passer pour un parfait crétin.

— Eh ! Me suis-je soudain écriée. Tu seras peut-être dans ma classe ? Oh, ce serait génial !

— Tu le penses vraiment ?

J’ai essayé – sans y parvenir – de ne pas montrer que j’étais vexée.

— Pas toi ?

Callum m’a souri.

— Tu réponds à une question par une autre …

— Et alors ?

Me prenant par surprise, Callum m’a poussée. Je suis tombée en arrière sur le sable. Je me suis relevée sur les genoux.

— Tu me cherches ?

— Non, pas du tout, a souri Callum.

Nous avons éclaté de rire. Je me suis arrêtée la première …

— Callum … Tu ne voudrais pas être dans ma classe ?

Il a baissé la tête.

— C’est un peu humiliant pour nous, les Nihils, d’être casés dans les classes de bébés.

— Qu’est-ce que tu veux dire ? Je ne suis pas un bébé !

Je me suis redressée et je l’ai assassiné du regard.

— Sephy, j’ai quinze ans ! Dans six mois j’en aurai seize et Ils me mettent avec les douze-treize. Ça te ferait quoi, à toi, de te retrouver avec des plus jeunes que toi ?

— Euh … je …

Je me suis rassise.

— Je vais avoir quatorze ans dans trois semaines, ai-je dit d’un ton boudeur.

— Ce n’est pas le problème, Sephy, tu le sais.

— Mais ils t’ont expliqué pourquoi. Vous avez tous au moins une année de retard …

— La faute à qui ? S’est exclamé Callum avec amertume. Il y a encore quelques années, nous n’avions le droit d’aller que dans des écoles réservées aux Nihils, et jusqu’à quatorze ans seulement, lesquelles écoles disposent de dix fois moins de fonds que les vôtres.

Je n’avais rien à répondre à ça.

— Je suis désolé, je ne voulais pas te vexer.

— Je ne suis pas vexée, ai-je soupiré. Est-ce que tu as des amis de ton ancienne école qui ont réussi l’examen ?

— Non, aucun. Et je n’aurais pas réussi non plus sans ton aide.

Il avait prononcé cette phrase comme une accusation. J’avais envie de m’excuser et je ne savais même pas de quoi.

Callum a soupiré.

— On travaille, maintenant ?

— D’accord.

J’ai ouvert mon cartable.

— Tu veux faire quoi ? Maths ou histoire ?

— Maths, j’aime bien les maths.

— Berk !

J’ai secoué la tête.

— Comment peut-on aimer les maths ? Moi je préfère les langues et la biolo. La sociologie aussi et la chimie. Les maths, c’est ce que je déteste le plus avec la physique. Mais bon, si tu veux faire des maths … je vais te dire ce que j’ai révisé la semaine dernière, comme ça tu pourras m’expliquer.

Callum a ri.

— Tu devrais comprendre les maths. C’est une forme de langue. C’est un langage universel.

— Qui a dit ça ?

— Toutes les personnes un peu sensées. Compte toutes les différentes langues parlées sur Terre. La seule qui ne change pas, qui soit compréhensible de tous, c’est les maths. Et c’est probablement la même chose sur les autres planètes.

— Quoi ?

— Oui, c’est grâce aux maths qu’on pourra communiquer avec les extraterrestres.

J’ai regardé Callum. Parfois, quand je discutais avec lui, les dix-sept mois qui nous séparaient me paraissaient un véritable fossé.

— Tu te moques de moi ?

Callum s’est contenté de sourire. J’ai froncé les sourcils.

— Arrête ! Tu me donnes mal à la tête. Pourquoi est-ce qu’on ne se plonge pas tout simplement dans le livre de maths au lieu de parler d’extraterrestres ?

— D’accord. Mais tu sais, Sephy, tu devrais regarder plus loin que le bout de ton nez. Tu devrais ouvrir ton esprit et penser à ce qui se passe autour de toi. Loin de toi. Dans le futur, par exemple.

— J’ai toute la vie pour penser au futur, ai-je rétorqué. Je commencerai quand je serai aussi vieille que toi. Et je te ferai remarquer que j’ai l’esprit très ouvert.

— Tu crois ça ? M’a lentement demandé Callum. Tu sais, dans la vie, il n’y a pas que nous les Nihils et vous les Primas …

J’ai eu un pincement au cœur. Les mots de Callum me blessaient. Pourquoi ?

— Ne dis pas ça …

— Quoi ?

— Nous les Nihils et vous les Primas.

J’ai secoué la tête.

— On dirait que … c’est comme si tu étais dans une maison et moi dans une autre. Et qu’un immense mur nous séparait.

Le regard de Callum s’est perdu dans les vagues.

— C’est peut-être le cas.

— Non, c’est faux. Nous pouvons décider de faire autrement.

J’aurais aimé que Callum se tourne vers moi.

— Si c’était aussi simple.

— Ça l’est.

— Peut-être de ta place à toi.

Callum a enfin posé les yeux sur moi, mais son regard m’a empêché de prononcer les mots qui me venaient. Et puis tout à coup, son visage s’est éclairé et il m’a souri.

— Tu es si jeune, Sephy.

— J’ai à peine un an et demi de moins que toi, ai-je râlé. Arrête de me rabaisser. On me le fait assez à la maison.

— D’accord, d’accord.

Callum a levé la main comme pour demander un arrêt de jeu.

— Mettons-nous aux maths.

J’ai ouvert mon livre à contrecœur. Callum s’est rapproché jusqu’à ce que nos bras se touchent. Sa peau était tiède, presque chaude … ou était-ce la mienne ? Je n’aurais pas su le dire. Je lui ai tendu le livre ouvert et la leçon sur les polygones a immédiatement capté son attention.

Callum était la seule personne au monde à qui je pouvais parler à cœur ouvert. Alors pourquoi me sentais-je aussi … à côté de la plaque ? Comme s’il me laissait en arrière. Il paraissait avoir vieilli tout à coup. Pas seulement en âge, mais en expérience.

Je ne voyais pas les choses comme lui. Je voulais que rien ne change entre nous. Jamais. Mais c’était comme demander à la mer de rester immobile.

— Comment on calcule cet angle ? M’a demandé Callum en posant le doigt sur un triangle isocèle.

Je me suis secouée. Il n’y aurait jamais de nuage entre Callum et moi. Je ne laisserai pas une chose pareille arriver. Callum non plus. Il a autant besoin de notre amitié que moi.

Besoin … C’était une étrange manière de présenter les choses. Comme si on avait besoin d’une amitié ! C’était absurde. J’avais des amis au collège. Et une grande famille avec des cousins, des oncles, des tantes, des tas de grands – trucs et de grands-machins à qui je devais envoyer des cartes pour Noël et leur anniversaire. Mais ce n’était pas pareil que Callum.

Il m’a regardée avec impatience. Je lui ai souri. Il a écarquillé les yeux et m’a souri à son tour.

— Comme ça, ai-je commencé à expliquer.

Et nous nous sommes tous deux penchés sur le livre.

— Nous ferions mieux de rentrer, avant que ta mère ne lance toutes les polices du pays à ta recherche, a dit Callum.

— Tu as raison.

J’ai pris mes sandales et je me suis levée. J’ai eu une idée :

— Pourquoi on n’irait pas chez toi ? Ça fait longtemps que je n’y suis pas allée. Je pourrai appeler ma mère et …

— Il ne vaut mieux pas, m’a interrompue Callum.

Il avait commencé à secouer la tête dès que j’avais ouvert la bouche. Il a ramassé mon sac et l’a jeté sur son épaule.

— Avant, on était tout le temps l’un chez l’autre.

— Avant, c’était avant.

— Et pourquoi je ne viens plus chez toi ? Tes parents ne veulent plus me voir ?

— Bien sûr que si.

Callum a haussé les épaules.

— Mais la plage, c’est mieux.

J’ai insisté.

— C’est à cause de Lynette ? Parce que si c’est à cause d’elle, tu sais, moi ça m’est égal de voir ta sœur … euh …

Callum marchait devant moi. Il s’est retourné.

— De voir ma sœur quoi ?

J’ai haussé les épaules.

— Rien...’, je suis désolée.

— Ça n’a rien à voir avec Lynette ! A affirmé Callum.

Je suis restée silencieuse. J’avais la langue un peu trop bien pendue aujourd’hui. Nous avons gravi les marches de pierres usées et polies par les années. Nous nous éloignions de la mer. J’ai regardé, par-delà la prairie, la grande maison qui surplombait la falaise. La résidence secondaire de mes parents. C’est là que ma sœur et moi vivions avec ma mère, la plupart du temps. J’ai fait semblant de ne pas remarquer que Callum ralentissait le pas. La bâtisse se dressait comme un géant devant nous. Il n’y avait pas à s’étonner que je préfère sa maison à la mienne. Callum s’est arrêté.

— Qu’est-ce qu’il y a ? Lui ai-je demandé.

— C’est juste que … ce n’est pas grave. Serre-moi contre toi.

Callum avait besoin d’affection cet après-midi. Après un moment d’hésitation, j’ai préféré ne pas poser de questions. Callum n’était pas comme d’habitude. Comme si l’étincelle de son regard s’était éteinte. Il a passé nerveusement sa main dans ses cheveux. J’ai ouvert les bras et les ai refermés sur lui. J’ai posé ma tête sur son épaule. Il m’a serrée trop fort, mais je ne me suis pas plainte. J’ai retenu ma respiration. Alors que j’allais lui demander de me lâcher, il a desserré son étreinte.

— Je m’arrête là, a-t-il dit.

— Accompagne-moi au moins jusqu’au jardin.

— Pas ce soir.

Callum a secoué la tête.

— Je dois y aller.

Il m’a rendu mon cartable.

— On se voit après les cours demain ? À l’endroit habituel ? N’ai-je pu m’empêcher de demander.

Callum a haussé les épaules. Il s’éloignait déjà.

— Callum, attends ! Qu’est-ce qui t’arrive ?

Mais Callum s’était mis à courir. De plus en plus vite. Les mains collées sur ses oreilles. Que se passait-il ? J’ai pris le chemin qui menait à la maison de mes parents, tête baissée, perdue dans mes interrogations.

— Perséphone ! Rentre à la maison ! Tout de suite !

Maman. Elle descendait les marches du perron, le visage courroucé. Comme d’habitude. Elle n’avait apparemment pas eu sa dose d’alcool. Quand elle ne buvait pas assez, elle était de mauvaise humeur. Je me suis retournée, mais Callum était déjà hors de vue. Ce n’était pas plus mal. Maman m’a saisi le bras de ses doigts osseux. On aurait dit une pince de crabe.

— Ça fait une demi-heure que je te cherche !

— Tu aurais dû crier plus fort. J’étais sur la plage.

— Ne sois pas insolente. Je t’avais demandé de ne pas t’éloigner.

Maman m’a tirée de force vers l’escalier.

— Aïe !

Je m’étais cognée contre une marche. J’ai voulu me pencher pour me frotter le tibia mais Maman continuait à monter et elle ne m’avait pas lâchée.

— Eh, arrête ! Je ne suis pas une valise !

Je me suis dégagée.

— Rentre à la maison ! Tout de suite !

— Y a pas le feu !

— Tu es punie jusqu’à la fin de la journée, a aboyé Maman en entrant dans la maison.

J’étais bien obligée de la suivre.

— Et pourquoi je suis punie ?

— Parce que je l’ai décidé !

— Qu’est-ce que j’ai …

— Cesse de poser des questions !

J’ai jeté un regard noir à Maman, mais elle ne l’a même pas remarqué. Mes colères glissaient sur elle comme de l’eau sur les plumes d’un canard. Dès que la porte d’entrée a été refermée, la maison est devenue sombre. Maman fait partie de ces femmes qui savent fermer une porte tout doucement en donnant l’impression qu’elles la claquent. Chaque fois qu’elle me regardait, je l’entendais regretter que je ne sois pas un peu plus féminine et bien élevée, comme mon affreuse grande sœur, Minerva. Je l’appelais Minnie, pour aller plus vite et aussi parce que ça la mettait hors d’elle. Minerva aimait autant cette maison que je la détestais. Elle la trouvait « majestueuse ». Je la comparais plutôt à un musée du mauvais goût, avec toutes ces fausses fleurs, et les piliers de marbre sculpté que les magazines de décoration adoraient venir photographier.

Peu importait. Grâce à Callum, j’allais passer le reste de la journée avec mon secret.

Il m’avait embrassée.

Callum m’avait embrassée.

Yahou !

Mais une pensée m’empêchait d’être complètement heureuse … si seulement Callum et moi n’étions pas toujours obligés de nous cacher pour nous voir.

Si seulement Callum n’était pas un Nihil !

 

Callum

 

« Je vis dans une maison avec des murs en or, des tours en argent et des sols en marbre … »

J’ai ouvert les yeux et j’ai regardé la façade.

Mon estomac s’est noué. J’ai refermé les paupières.

« Je vis dans un manoir, avec des millions de fenêtres à croisées de plomb, une piscine, des écuries, un parc de plusieurs hectares … »

J’ai ouvert un œil. Toujours rien.

« Je vis dans une maison à deux étages, avec une grosse cloche sur la porte d’entrée et un petit jardin dans lequel nous faisons pousser des légumes. »

J’ai ouvert l’autre œil. Ça ne marchait jamais. Je me tenais devant notre maison. Enfin, « maison » était un bien grand mot … Chaque fois que je revenais de chez Sephy, j’étais démoralisé. Pourquoi est-ce que ma famille à moi vivait dans un taudis ? Pourquoi est-ce que les Nihils n’habitaient jamais dans des demeures comme celle de Sephy ?

Un sentiment de honte, que je connaissais bien, m’a envahi. Je me suis forcé à détourner le regard. Forcé à poser les yeux sur le chêne et le bouleau qui bordent notre rue. Puis j’ai levé les yeux vers le nuage solitaire qui dansait dans le ciel et le moineau qui volait sans penser à rien.

« Tu peux le faire, tu peux … tu peux … tu peux. »

J’ai une fois de plus clos les paupières. J’ai pris une longue inspiration.

Je me suis forcé à pousser la porte et à entrer chez moi.

— Où étais-tu passé, Callum ? J’étais inquiète.

Maman s’est précipitée vers moi. Il n’y avait pas d’entrée ni de couloir, comme chez Sephy. Après avoir passé la porte d’entrée, on se retrouvait directement dans le salon, avec son tapis usé jusqu’à la corde et son minuscule canapé. Le seul meuble de valeur dans cette pièce était la table de chêne. Papa l’avait fabriquée des années auparavant. Il l’avait sculptée, montée, polie lui-même. Cette table représentait beaucoup de travail et de patience. Un jour, la mère de Sephy avait voulu l’acheter mais Maman avait refusé de s’en séparer.

— Alors ? A répété Maman. J’attends, Callum. Où étais-tu passé ?

Je me suis attablé sans regarder Maman. Papa, lui, ne se préoccupait pas de moi. Ni de rien d’ailleurs. Il était concentré sur son assiette. Jude, mon frère, âgé de dix-sept ans, m’a adressé un sourire entendu. Il était vraiment énervant. Je n’avais pas envie de le regarder, lui non plus.

— Il était avec sa petite copine primate ! A-t-il lancé.

Je l’ai assassiné du regard.

Comment osait-il parler ainsi de ma meilleure amie ? Essaie encore une fois, Jude, et je t’aplatis le nez !

Jude a deviné mes pensées et a souri de plus belle.

— Comment je dois l’appeler alors, hein ? C’est le mot copine qui te dérange ?

Il ne les appelait jamais les Primas. Toujours les Primates.

— Va te faire foutre !

— Callum ! Ne parle pas comme ça à t …

Maman n’a pas laissé Papa terminer sa phrase.

— Callum, tu étais encore avec elle ? S’est-elle écriée, une lueur féroce dans les yeux.

— Non, Maman, je me suis promené, c’est tout.

Maman a posé sans délicatesse la poêle sur la table. Papa, en se resservant, a renversé la moitié du plat à côté de son assiette. Il n’a pas fallu plus d’une seconde à Jude pour ramasser ce qui était tombé et une autre seconde pour tout enfourner.

Tout le monde l’a regardé. Même Lynette. Ce qui n’était pas rien. Ma sœur ne sortait quasiment jamais de son monde imaginaire.

— Comment se fait-il que les seules fois où tu te montres rapide, c’est quand il y a de la nourriture en jeu ? A demandé Maman, en faisant une grimace entre le dégoût et l’amusement.

— C’est ce qu’on appelle la motivation, Maman, a rétorqué Jude en souriant.

C’est le rire qui l’a emporté ; Maman n’a pas pu s’en empêcher.

— Je vais t’en donner, moi, de la motivation, mon garçon.

Pour une fois, j’étais reconnaissant envers Jude d’avoir détourné l’attention. Plus personne ne pensait à m’inter – roger sur mon emploi du temps de l’après-midi. Lynette était déjà repartie dans ses rêves, la tête penchée, les yeux lixés sur ses genoux.

— Eh, Lynnie … l’ai-je doucement appelée.

Elle m’a regardé, a brièvement souri et a de nouveau penché la tête.

Ma sœur me ressemble : nous avons les mêmes cheveux châtain clair, les mêmes yeux gris. Les cheveux de Jude sont noir corbeau et ses yeux brun foncé. Il tient de Maman. Lynn et moi, on ne ressemble ni à Papa, ni à Maman. C’est peut – être pour ça que nous avons toujours été proches tous les deux. Plus proches que je ne l’ai jamais été de Jude. Lynette s’occupait de moi quand Maman ne pouvait pas m’emmener au travail avec elle. À présent, elle n’était même plus capable de s’occuper d’elle-même. Elle était un peu « simple ». Elle avait l’apparence de son âge, vingt ans, mais son esprit n’était pas là. Elle est avec les fées, disait toujours Grand-Mère.

Elle n’a pas toujours été comme ça.

Il y a trois ans, elle a eu un accident. Ce jour-là, ma sœur est partie. La sœur que je connaissais a disparu. Depuis, elle n’est plus sortie et n’a presque plus parlé. Elle se contente d’être là. Elle est perdue dans son monde. Un monde auquel nous n’avons pas accès. Un monde dont elle ne sort que rarement et jamais pour très longtemps. Mais son visage serein semble indiquer que ce monde est plutôt agréable.

Parfois, je me suis demandé si ça ne valait pas le coup de devenir fou, pour être heureux. Parfois, je l’ai enviée.

— Alors, où étais-tu passé tout ce temps ?

Maman revenait à la charge.

Et moi qui croyais que je m’en étais tiré sans dommage ! J’aurais dû deviner qu’elle n’allait pas laisser tomber aussi facilement. Quand elle a un truc dans la tête …

— Je me suis promené, c’est tout. Je te l’ai déjà dit.

— Hmm …

Maman a plissé les yeux mais elle a tourné les talons pour aller chercher les steaks hachés. Intérieurement, j’ai poussé un soupir de soulagement. Maman devait être fatiguée.

Lynette m’a adressé un sourire secret. Elle a posé sa fourchette sur les spaghettis enroulés dans son assiette.

— Alors Callum ? M’a demandé Papa, avec enthousiasme. Tu es prêt pour l’école demain ?

C’était comme s’il n’avait même pas remarqué la tension qui régnait.

— Oui, Papa. Tout à fait prêt, ai-je marmonné en me servant un verre de lait pour éviter de croiser son regard.

— Ça sera dur, mon fils, mais c’est un début. Mon fils va au collège de Heathcroft ! C’est incroyable !

Il a bombé le torse et m’a regardé avec fierté.

— Je pense toujours que c’est une erreur, a lâché Maman.

— Pas moi, a déclaré Papa.

Il ne souriait plus.

— Callum n’a pas besoin d’aller dans une école de Primas. Nous avons des établissements pour nous, a répliqué Maman. Nous n’avons pas besoin de nous mélanger avec eux.

— Qu’est-ce qu’il y a de mal à se mélanger ? Ai-je demandé, surpris.

— Ça ne marche pas ! A affirmé Maman d’un ton sans réplique. Tant que les collèges seront dirigés par des Primas, les Nihils y seront traités comme des moins que rien. Nous devrions créer nos propres écoles au lieu de tout attendre des Primas.

— Tu ne pensais pas ainsi avant, a dit Papa.

— Je ne suis plus aussi naïve, c’est tout !

J’ai ouvert la bouche, mais les mots sont restés au fond de ma gorge. C’était très confus dans ma tête. Si j’avais entendu un Prima tenir ce genre de propos, je l’aurais traité de tous les noms. Il me semblait que notre société pratiquait la ségrégation depuis des siècles et que ça n’avait rien donné de bon. Quelle solution pourrait satisfaire les Primas et les Nihils qui partageaient l’avis de Maman ? Des pays séparés ? Des planètes séparées ? Pourquoi la différence effrayait-elle autant ?

— Meggie, si notre fils veut réussir dans la vie, il doit suivre les cours d’un collège de Primas. Apprendre à jouer leur jeu avec leurs règles à eux. Il devra apprendre à être meilleur qu’eux, c’est tout.

— C’est tout ?

— Est-ce que tu ne désires pas qu’il réussisse là où nous avons échoué ? A lâché Papa, agacé.

— Comment oses-tu me demander une telle chose ? Si tu crois …

— Je suis sûr que tout va bien se passer, Maman, suis-je intervenu. Ne t’inquiète pas.

Maman a serré les dents. L’orage grondait. Elle a ouvert le réfrigérateur, a pris une bouteille d’eau et a refermé la porte violemment. Elle était en colère. Mon entrée au collège des Primas était le seul sujet de dispute que je connaissais à mes parents. Maman a dévissé le bouchon et a versé l’eau dans la cruche en grès qu’elle avait modelée la semaine précédente. L’eau a coulé en éclaboussant la table, mais Maman n’y a prêté aucune attention.

— Tu vas bientôt te croire trop bien pour nous ! S’est exclamé mon frère en me donnant un coup de poing dans le bras. Fais gaffe de ne pas prendre la grosse tête.

— Ça ne lui arrivera pas ! A souri Papa. Hein, mon fils ? Et tu te tiendras bien dans ton nouveau collège. Tu seras notre représentant, à nous, les Nihils !

Pourquoi est-ce que je devais représenter tous les Nihils ?

Pourquoi est-ce que je ne pouvais pas me contenter de me représenter moi ?

— Tu dois leur montrer qu’ils se trompent à notre sujet ! Prouve-leur que nous sommes des gens bien, a continué Papa.

— Il n’a pas besoin d’aller dans ce fichu collège pour leur prouver ça ! A grommelé Maman.

Du lait, de l’eau, de l’eau, du lait. C’est tout ce que nous avions comme boisson. À moins que l’argent vienne à manquer et en ce cas, nous n’avions plus que de l’eau. J’ai levé mon verre de lait sous mon nez. Je pouvais presque sentir le parfum du jus d’orange qu’ils buvaient chez Sephy. Sa mère et son père buvaient du vin, les enfants des jus de fruits ou de la bière au gingembre. Je n’avais pas oublié la première fois que Sephy m’avait fait goûter du jus d’orange. C’était glacé et si doux ; j’avais gardé longtemps chaque gorgée dans ma bouche. Après ça, Sephy m’en faisait boire dès qu’elle le pouvait. Elle ne comprenait pas pourquoi j’aimais autant ça. Elle n’a toujours pas compris, je pense.

J’ai fermé les yeux et j’ai bu une gorgée. Ici, le jus de fruit venait manifestement des pis d’une vache. Je n’avais pas assez d’imagination pour transformer du lait en jus d’orange.

— Il sera bientôt aussi crétin que les Primates, a lancé Jude en me frappant de nouveau exactement au même endroit.

J’ai posé mon verre et je l’ai regardé.

— Allez viens, a murmuré Jude de façon à ce que je sois le seul à l’entendre.

J’ai posé mes mains sur mes cuisses.

— Alors t’as un problème ? M’a taquiné Jude.

Sous la table, mes jointures étaient douloureuses tellement je serrais les poings. Depuis que j’avais réussi l’examen d’en – t rée de Heathcroft, Jude n’arrêtait pas de me chercher. Il me provoquait sans cesse, essayant de me pousser à me battre avec lui. Jusqu’à présent, j’avais résisté à la tentation, mais de justesse. Si nous en arrivions à nous battre, ce ne serait pas pour rire. Je le détestais. J’avais tout le temps envie de fuir. De fuir loin. Je ne pouvais pas me lever et sortir de table, alors je fuyais autrement …

Sephy … Sephy sur la plage … les maths … notre baiser. J’ai souri en me rappelant comme elle avait insisté pour que je m’essuie la bouche avant de l’embrasser. Elle m’avait fait rire.

C’est bien, Callum … retrouve Sephy … sors de cette maison …

Elle m’avait fait rire …

— Tu n’as pas écouté un mot de ce que je viens de te dire, Callum, n’est-ce pas ?

La voix de Maman m’a ramené à la réalité.

— Si, j’écoutais, ai-je prétendu.

— Alors ?

— Mon nouvel uniforme est sur ma chaise, je dois me lever très tôt et prendre une douche avant de m’habiller. Mes cahiers sont dans mon cartable sous mon lit, ai-je débité.

— Tu m’as entendue, ce qui ne veut pas dire que tu m’écoutais, a répliqué Maman.

J’ai souri.

— C’est quoi la différence ?

— Ma réaction !

Maman a souri à son tour avant de s’asseoir. L’ambiance n’était pas au beau fixe, mais c’était mieux que cinq minutes plus tôt.

Papa a secoué la tête.

— Un de mes fils à Heathcroft ! C’est incroyable ! A-t-il répété.

— Tais-toi et mange ! L’a rembarré Maman.

Papa l’a regardée et a éclaté de rire. Tout le monde l’a imité, sauf Lynette.

J’ai enfourné une grosse bouchée de pâtes et de steak. J’avais hâte d’être au lendemain. J’entrais au collège. J’avais une chance de faire quelque chose de ma vie. Une chance de devenir quelqu’un. Quand j’aurai des diplômes, plus personne ne pourra se retourner sur moi et affirmer : « Tu n’es pas assez intelligent ! » Plus personne. J’étais dans l’ascenseur. Quand j’aurai des diplômes, plus rien ne me séparera de Sephy. Plus rien.

 

Sephy

 

J’ai fermé les programmes et attendu que mon ordinateur s’éteigne, en bâillant. J’avais l’impression que ça lui prenait une éternité. L’écran a fini par s’obscurcir. J’ai déconnecté le moniteur et les haut-parleurs. Un verre d’eau et au dodo.

Demain, c’était la rentrée. Cette seule idée m’a démoralisée. J’allais retrouver mes amis et nous allions discuter des éternels mêmes sujets : les endroits où nous avions passé les vacances, les films que nous avions vus, les fêtes auxquelles nous avions été invités, et très vite, j’aurai l’impression de ne jamais avoir quitté le collège. Les mêmes visages, les mêmes professeurs, les mêmes, les mêmes !

Mais ce n’était pas tout à fait vrai. Demain, il y aurait une grande nouveauté : quatre Nihils, dont Callum, avaient été admis dans mon collège. Callum serait peut-être dans ma classe. Et si ce n’était pas le cas, nous aurons forcément quelques cours en commun. J’allais retrouver mon meilleur ami, demain, au collège. Cette seule pensée me donnait envie de sourire comme une imbécile.

— Oh mon Dieu, faites que Callum soit dans ma classe, ai-je murmuré.

Je suis sortie de ma chambre.

Callum dans ma classe. Ce serait génial !

J’avais hâte de lui montrer les terrains de sport, la piscine, les salles de musique, la cantine et les labos de science. Je lui présenterai tous mes amis. Quand ils le connaîtront, ils le trouveront formidable.

J’ai descendu les marches en prenant garde de ne pas les faire grincer. Je n’avais aucune envie de croiser Maman. Elle était si mal dans sa peau. Je ne la comprenais pas. Je me rappelais quand elle était souriante, qu’elle nous faisait des câlins, qu’elle riait. Mais c’était il y a bien longtemps. Depuis trois ans, elle avait complètement changé. Son sens de l’humour avait disparu et ses lèvres, à présent, ne se desserraient que pour crier et se plaindre.

J’ai secoué la tête. Si c’était ça vieillir, je préférais éviter. Mais bon, Papa, lui, était toujours drôle. Enfin, quand il était à la maison, ce qui était plutôt rare. Tous les adultes que je rencontrais pour la première fois me disaient à quel point mon père était intelligent, charmant et amusant. Et qu’il était évident qu’il occuperait un jour un poste encore plus important qu’aujourd’hui. J’aurais aimé découvrir ces aspects de sa personnalité par moi-même. Un homme aux mains moites et à l’haleine fétide avait passé toute une soirée, lors de la dernière fête organisée par mes parents, à m’expliquer que bientôt mon père accéderait au poste de Premier ministre. Et que je devais être fière de lui. Ce type aurait pu gagner le concours de la personne la plus ennuyeuse du monde. Qu’est-ce que ça pouvait me faire que Papa devienne Premier ministre ? Je ne le voyais déjà presque pas. S’il devenait Premier ministre, je serais obligée de le regarder à la télé pour me rappeler à quoi il ressemblait.

— Ces pourritures de gauchistes de la communauté pangéenne me rendent malade ! Ils ont exigé que nous ouvrions nos écoles aux Nihils, nous l’avons fait. Ils ont voulu que la police et l’armée recrutent des Nihils, nous avons obéi. Et ils ne sont toujours pas satisfaits. Quant à la Milice de libération, on aurait pu croire que laisser entrer quelques Néants dans nos collèges les aurait calmés, mais ça n’a servi à rien !

Je me suis immobilisée au bas des escaliers. C’était la voix de Papa. Il était en colère.

— Ils n’en ont jamais assez. Maintenant que nous avons accédé à une de leurs demandes, ils en veulent plus. Et ils ne s’arrêteront jamais !

Une autre voix. Papa avait un invité.

— Bon sang ! Je savais que plier devant les exigences de la Communauté économique pangéenne était une erreur. Que Dieu nous préserve des gauchistes et des Néants !

J’ai grimacé. La voix de Papa était vénéneuse. Je ne l’avais jamais entendu parler de cette façon. Les Néants. Quelle horrible expression. Mon ami Callum n’était pas un « Néant ». Il était …

— La Milice de libération s’impatiente. Ils exigent …

— Mais qui sont-ils au juste ? A interrompu Papa. Qui dirige cette organisation ?

— Je ne sais pas, monsieur. Nous avons essayé de les infiltrer mais ils sont très prudents. Chaque groupe de la Milice est séparé en sections. Ils ont de multiples points de chute. Ils ne communiquent jamais directement entre eux. Impossible île deviner qui sont les dirigeants.

— Je ne veux pas d’excuses, mais des réponses. C’est pour ça que je vous paye ! Je ne vais quand même pas risquer ma place au gouvernement à cause de terroristes minables !

— Ils se nomment eux-mêmes les combattants de la liberté.

— Je me fiche de savoir s’ils se prétendent descendants de Pange Shaka. Us me dérangent, et je veux qu’ils soient éliminés. Tous.

Silence.

— J’y travaille, monsieur.

Papa a émis un ricanement.

— Monsieur, à propos de nos réunions … C’est de plus en plus risqué. Nous devrions trouver un autre moyen de communiquer.

— J’ai besoin de vous rencontrer au moins une fois par mois.

— Mais je mets ma vie en danger, à chaque fois, a protesté l’homme.

— Je ne veux pas le savoir. Vous pouvez m’envoyer des mails ou me téléphoner aussi souvent que vous le souhaitez, mais je veux continuer à vous voir une fois par mois ! C’est bien compris ?

L’homme a laissé un silence avant de murmurer :

— Bien, monsieur.

Sur la pointe des pieds, je me suis approchée du bureau de mon père. Je voulais savoir à qui il parlait.

— Des Néants entrent au collège de ma fille demain …

J’imaginais Papa en train de secouer la tête.

– … si mon plan ne fonctionne pas, j’aurai bien du mal à me faire réélire l’an prochain. Ils n’hésiteront pas à me crucifier.

— Seuls trois ou quatre ont été admis à Heathcroft, je crois ? A demandé l’homme mystérieux.

— C’est trois ou quatre de trop, a lâché Papa d’un ton dégoûté. Je ne pensais pas qu’ils réussiraient cet examen d’entrée. Sinon, je n’aurais jamais fait voter cet amendement à la loi sur l’éducation.

Chacun de ses mots me blessait profondément. Mon cœur se brisait en petits morceaux. Papa … mon père …

— Moins d’une vingtaine de Nihils ont été reçus à l’échelle nationale, a fait remarquer l’homme. Ce n’est pas beaucoup. Quand je voudrai votre avis, je vous le demanderai, l’a rembarré Papa.

Savait-il que Callum était un des Nihils qui avaient réussi l’examen ? Est-ce que ça lui importait ? Sans doute pas. Je me suis approchée un peu plus. J’ai capté le reflet de Papa dans le grand miroir de l’entrée. Je ne voyais que le dos de son invité. C’était un Nihil. Il avait des cheveux blonds attachés en queue-de-cheval. Il portait une veste en mouton retourné et de grosses bottes ornées de chaînes argentées. C’était la première fois que je voyais un Nihil chez nous, si j’exceptais les domestiques. Qu’est-ce qu’il faisait là ? Qui était-il ? C’était absurde. Leur conversation était absurde.

J’ai fait encore un pas. Je ne quittais pas le grand miroir des yeux. Je n’aurais pas dû.

Je me suis pris le pied dans le fil du téléphone. Le combiné a glissé, mais n’est pas tombé. Ça n’a pas fait beaucoup de bruit, mais suffisamment pour que Papa tourne la tête et m’aperçoive dans le miroir.

— Sephy ! Au lit ! Tout de suite.

Papa n’a pas attendu que je remonte pour se lever et claquer la porte de son bureau. Je n’avais pas encore réagi quand la porte s’est rouverte. Papa venait vers moi. Il avait pris soin de refermer derrière lui.

— Qu’as-tu vu ? M’a-t-il demandé d’une voix sèche.

— Quoi ?

— Qu’as-tu vu ?

Papa m’a attrapée par l’épaule. Il me postillonnait dans le visage.

— R … rien.

— Qu’as-tu entendu ?

— Rien, Papa. J’avais soif. Je suis descendue me chercher un verre d’eau.

Les yeux de Papa étincelaient de rage. On aurait dit qu’il avait envie de me frapper.

— Je te jure, je n’ai rien vu, rien entendu.

Papa a laissé passer un long moment, une éternité, avant de me lâcher. Son visage s’est lentement apaisé.

— Je peux aller me chercher à boire, maintenant ?

— Oui. Et remonte te coucher.

Je suis allée jusqu’à la cuisine, mais je n’avais plus soif du tout. Mon cœur cognait violemment contre mes côtes, mes oreilles bourdonnaient. Je savais que Papa m’observait. Je me suis versé un verre d’eau. Je n’étais plus dans le champ de vision de mon père, mais j’avais l’impression qu’il avait le pouvoir de voir à travers les murs.

Je suis ressortie, le verre à la main.

— Princesse, attends, m’a rappelée Papa.

Je me suis immobilisée.

— Je suis désolé de m’être énervé.

Papa a eu un sourire forcé.

– … j’ai beaucoup de travail en ce moment.

— Ce n’est pas grave, ai-je murmuré.

— Tu es toujours ma princesse, tu sais.

Papa m’a prise dans ses bras.

J’ai acquiescé en essayant d’oublier la boule qui obstruait ma gorge. Et en essayant de ne pas renverser mon verre.

— Va au lit, maintenant.

J’ai remonté les marches. Papa est resté au bas de l’escalier à surveiller chacun de mes gestes.

 

Callum

 

J’ai vidé mon cartable sur mon lit. Pour la millième fois au moins. Règle, trousse, crayons, stylos, livres, cahiers, calculatrice. J’ai passé en revue la liste fournie par le collège. Tout était en ordre. Pourtant, j’avais le sentiment étrange qu’il me manquait quelque chose. J’ai frotté la calculatrice avec un coin de ma couverture. Mais je pouvais faire ça toute la nuit, elle n’en paraîtrait pas neuve pour autant. Je me suis frotté les yeux.

Ne sois pas ingrat. Au moins tu en as une, calculatrice.

Oui, c’est déjà bien.

J’ai remis une à une mes affaires de classe dans mon cartable.

Oui, j’ai de la chance. J’ai beaucoup de chance.

Je me répétais cette phrase un milliard de fois par jour. On a frappé à ma porte. Ce ne pouvait être que Maman ou Lynette. Ce n’était pas le genre de Jude de frapper et Papa ne venait jamais. Quand il voulait me parler, il m’appelait. J’espérais que c’était Lynette.

Maman a passé la tête dans l’entrebâillement de la porte.

— Je peux entrer ?

J’ai haussé les épaules en glissant ma calculatrice dans mon cartable. Maman a refermé la porte derrière elle. Je savais déjà ce qu’elle allait faire. Et ça n’a pas manqué : elle a vidé mon cartable sur mon lit. Puis elle a soigneusement rangé mes affaires une à une. Sans un mot. Puis elle a dit :

— Quoi qu’il arrive demain, je te félicite d’avoir réussi cet examen d’entrée à Heathcroft.

Je ne m’attendais pas à ça.

— Qu’est-ce que tu veux dire par « quoi qu’il arrive demain » ?

— Rien.

Le sourire de Maman a tremblé. Puis a disparu.

— C’est juste que … je veux que tu sois … bien.

— Je le suis.

— Je ne veux pas qu’on te fasse du mal.

De quoi parlait-elle ?

— Maman, je vais juste au collège, pas à l’armée.

Maman a essayé de retrouver le sourire. Elle n’a pas réussi.

— Je sais, mais je crois que ton père et toi sous-estimez le défi que tu t’es lancé. Je ne veux pas te faire peur, mais … j’ai entendu des rumeurs …

— Quelles rumeurs ?

— Beaucoup de Primas ne sont pas très contents que des Nihils aient accès à leurs écoles. Certains sont décidés à créer des émeutes. Quoi qu’il arrive, ne réponds pas aux provocations. Ne leur donne aucune raison de te frapper ou de s’en prendre à toi.

— C’est ça qui t’inquiète ?

Maman n’a pas répondu.

— Ne t’en fais pas, ai-je repris. Je suis à Heathcroft et rien, même de la dynamite, ne pourrait m’en déloger.

— C’est bien.

Maman m’a caressé la joue. J’ai repoussé sa main.

— Maman !

— Tu es trop vieux pour ça ? S’est moquée Maman.

— Beaucoup trop vieux, ai-je répliqué.

— Trop vieux aussi pour que je t’embrasse ?

J’étais sur le point de répondre oui, mais l’expression sur son visage m’en a empêché. J’ai compris que ce baiser n’était pas pour moi, mais pour elle.

— Allez vas-y, ai-je grommelé en tendant la joue.

Silence.

Je me suis tourné pour voir pourquoi le baiser n’arrivait pas, et Maman a éclaté de rire.

— Qu’est-ce qu’il y a de drôle ?

— Je t’adore !

Maman m’a serré contre elle et a appuyé ses lèvres sur ma joue comme une forcenée. Brrr.

— N’oublie pas de mettre ton réveil !

— Je ne me couche pas tout de suite, Maman. Je descends regarder la télé.

— Pas trop longtemps alors. Tu as école demain.

Maman a dressé l’index. Puis elle a souri.

— Tu as école demain, a-t-elle répété. C’est bien. Je suis contente de pouvoir prononcer ces mots.

— Oui. Moi, je suis content de les entendre.

Nous sommes sortis de ma chambre et nous avons descendu l’escalier. Maman s’est arrêtée soudainement. J’ai failli lui rentrer dedans.

— Cal ?

— Oui, Maman ?

— Ne crois pas que je ne suis pas fière de toi … je le suis, tu sais.

— Je sais, Maman.

Elle a repris sa marche. J’ai pensé à ses derniers mots. À vrai dire, jusqu’à présent, je l’avais soupçonnée de souhaiter mon échec à l’examen. Mais j’avais réussi. Et personne ne pouvait m’enlever ça. J’avais réussi.

Dans le salon, Jude était attablé devant ce qui ressemblait à une carte. Maman s’est assise près de Papa et moi à côté de Lynette. Le canapé était minuscule mais confortable.

J’ai demandé à ma sœur :

— Ça va ?

Elle a acquiescé. Puis elle a froncé les sourcils. Son regard a changé. Ce regard que je connaissais si bien. J’ai détourné les yeux.

Non Lynette, non, pas ce soir.

— Lynnie, tu te rappelles l’anniversaire de mes sept ans ? Ai-je débité. Tu m’avais emmené au cinéma. Nous étions seulement tous les deux et tu étais fâchée après moi parce que je ne voulais pas quitter l’écran des yeux, même pour une seconde. Tu te souviens que tu me disais que je pouvais fermer les yeux et que l’écran n’allait pas disparaître ? Lynnie …

— Pourquoi suis-je ici ?

Les yeux gris de ma sœur se sont agrandis.

— Je ne devrais pas être ici. Je ne suis pas comme vous. Je suis une Prima.

J’ai eu la nausée, comme si je me trouvais dans un ascenseur qui aurait descendu quarante étages en moins de trente secondes. Chaque fois que je me disais que Lynette allait mieux, elle refaisait une crise. Elle nous regardait comme des étrangers et prétendait ne pas être des nôtres.

— Qu’est-ce que t’as encore ? A grogné Jude. Tu es une Nihil. Regarde la couleur de ta peau. Tu es aussi blanche que nous. Plus même.

— Non, c’est faux !

— Jude, arrête ! A ordonné Papa.

— Non, je n’arrête pas. J’en ai marre de ce cirque ! Lynette nous met mal à l’aise en répétant à tout le monde qu’elle est une Prima ! Et Callum n’est pas mieux ! Il se croit meilleur que nous et l’égal des Primas, même s’il n’ose pas le clamer à haute voix.

— Tu ne sais pas de quoi tu parles, ai-je sifflé.

— Non ? Je t’ai vu regarder notre maison à ton retour de chez ta copine primate. Je t’ai vu la détester et nous détester tous ! A craché Jude. Je suis le seul de nous trois à m’accepter tel que je suis.

— Tu n’es vraiment qu’un crétin …

Jude s’est levé d’un bond.

— Tu veux te battre ? M’a-t-il défié.

J’ai marché vers lui, les poings fermés, mais Papa s’est précipité entre nous.

— Vous voyez, a crié Lynette. Je ne suis pas comme vous, je ne me comporte pas de cette façon ! Je ne suis pas une Nihil. Je suis une Prima ! Une Prima !

Mon agressivité a disparu. Je me suis rassis.

— Lynette … a commencé Maman d’une voix douce.

— Regardez ma peau, a poursuivi Lynette comme si Maman n’existait pas. Elle est si noire, si merveilleuse. J’ai tant de chance d’être une Prima. Je suis ainsi plus près de Dieu.

Lynette nous a regardés en souriant. Elle arborait un sourire heureux qui illuminait son visage et me serrait le cœur.

— Pauvre crétine, a marmonné Jude.

— Ça suffit ! A hurlé Papa.

Jude s’est assis, le visage fermé. Lynette a regardé ses mains et les a frottées l’une sur l’autre. Elle avait de petites mains pâles, des veines bleues qui couraient sous sa peau presque translucide. Elle a levé les yeux vers moi et m’a souri. J’ai souri en retour. C’était un sourire forcé.

— Est-ce que tu ne me trouves pas belle, Callum ? M’a murmuré Lynette.

— Si, ai-je répondu honnêtement. Très.

 

Sephy

 

Je regardais, par la vitre de la voiture, les arbres et le ciel se mélanger. Premier jour du trimestre. J’étais assise bien droite. Je souriais. Callum … sa présence rendait ce jour différent des autres. Excitant.

— Tout va bien, miss Sephy ?

— Oui, Harry, merci.

J’ai souri à Harry, notre chauffeur nihil. Il me regardait dans le rétroviseur.

— Nerveuse ?

J’ai ri.

— C’est sûr.

— Je m’en doutais, a répondu Harry.

— Harry, est-ce que vous pourriez me déposer …

— Au coin, juste avant le collège ?

— Oui, si ça ne vous dérange pas.

— Eh bien …

Harry a secoué la tête.

— Si votre mère venait à l’apprendre …

— Elle n’en saura rien.

— Mais …

J’ai soupiré. Lors du trimestre dernier, Harry et moi avions cette conversation à peu près trois fois par semaine.

— Harry, je vous ai déjà expliqué : mes amis se moquent de moi. Ils disent que mes pieds sont trop fragiles et trop précieux pour le trottoir … ou alors ils me demandent quand est-ce que je vais me faire poser des ailes … Et je n’ai pas envie d’entendre ce genre de commentaires dès la rentrée.

— Mais …

— S’il vous plaît ?

— Bon, d’accord.

— Merci Harry.

— Si j’ai des problèmes …

— Vous n’en aurez pas, je vous le promets.

Harry s’est garé dans l’allée des Cerisiers, deux rues avant le collège. Je suis sortie de la voiture, mon cartable sur le dos.

— À ce soir, Harry.

— Oui, mademoiselle Sephy.

J’ai attendu que la voiture ne soit plus en vue. Il m’avait eue une fois comme ça. Il avait fait semblant de s’éloigner et, quand j’avais tourné le dos, il avait fait demi-tour. Je me suis dirigée vers le collège. Une étrange rumeur me parvenait. Comme si quelqu’un était en train d’écouter la radio très fort, mais assez loin pour que je ne distingue pas les paroles. Quand je suis arrivée au coin, les cris de colère m’ont atteinte comme une vague déferlante. Mais même à ce moment-là, je ne pouvais pas imaginer ce qui se passerait ensuite, et …

Et.

Au bout de la rue, une foule était agglutinée devant les grilles du collège. Les gens scandaient des mots que je ne comprenais pas. Je me suis immobilisée et puis, je me suis mise à courir. Que se passait-il ?

J’ai vite compris.

PAS DE NÉANTS DANS NOS ÉCOLES !

PAS DE NÉANTS DANS NOS ÉCOLES !

Voilà le slogan qu’ils clamaient.

Des policiers essayaient de frayer un chemin parmi les manifestants à Callum et à trois autres Nihils. D’autres policiers, armés, bras croisés, jambes légèrement écartées, formaient une barrière devant le collège pour empêcher la foule de passer les grilles. J’ai couru plus vite, mais plus je m’approchais, moins je voyais ce qui se passait. J’ai joué des coudes et je me suis enfoncée dans la foule.

— Callum ! Callum !

PAS DE NÉANTS DANS NOS ÉCOLES !

Les officiers de police faisaient leur possible pour éloigner les adultes et les élèves qui voulaient empêcher les Nihils de passer.

LES NÉANTS DEHORS !

J’ai atteint l’entrée du collège. J’ai monté les marches du perron. Je surplombais la foule. Je voyais Callum et les autres Nihils. Ils ne regardaient ni à gauche, ni à droite. Ils avançaient sans ciller.

PAS DE NÉANTS DANS NOS ÉCOLES !

J’ai repéré Juliana, Adam et Ezra dans la foule. Ils étaient tous les trois mes amis. Ma sœur Minnie était là aussi. Elle criait aussi fort que les autres.

PAS DE NÉANTS DANS NOS ÉCOLES !

Le grondement qui enflait dans ma tête s’accordait avec le grondement des manifestants. J’étais au milieu du chaos. Callum et les autres continuaient d’avancer vers le collège. La colère de la foule me faisait aussi mal que si l’on m’avait frappée en pleine face. Quelqu’un a poussé un cri. La tête de Callum a disparu, les têtes des policiers ont suivi.

— L’un d’entre eux est blessé !

Callum ! Ce n’était pas Callum ?

— Un Néant est blessé !

La nouvelle s’est propagée dans la foule comme un virus. HOURRA !

La clameur a été spontanée. Les policiers ont été renversés par la force de la foule. Du haut du perron, j’étais aux premières loges. Je n’avais jamais assisté à une telle furie. Une femme policier a trébuché et j’ai aperçu Callum accroupi devant une fille nihil qui semblait en mauvais état. Du sang coulait de son front et ses paupières étaient closes.

M. Corsa, le proviseur, est apparu près de moi. Il a regardé la foule – la masse-, il a semblé choqué.

— M. Corsa, il faut aider cette fille ! Ai-je crié. Elle est blessée !

Il n’a pas fait un mouvement. J’ai répété ma demande, mais il est resté immobile. J’étais prise dans un cyclone. Tout ce bruit et cette fureur autour de moi menaçaient de me faire exploser la tête.

— Arrêtez ça ! Arrêtez ça !

Rien.

— Arrêtez ! Vous vous comportez comme des animaux, ai-je hurlé si fort que ma gorge m’a immédiatement fait mal. Pire que des animaux ! Comme des … Néants !

La foule s’est doucement calmée.

— Regardez-vous … Arrêtez …

Callum s’était tourné vers moi, une étrange expression peinte sur le visage.

Callum, ne me regarde pas comme ça. Je ne parlais pas de toi. C’était pour les autres. Je voulais qu’ils arrêtent. Je ne parlais pas de toi …

 

Callum

 

Elle n’a pas prononcé ces mots. Non. C’est impossible. Pas Sephy. Je vais me réveiller. Me réveiller loin de ce chaos, de ce cauchemar. Je vais me réveiller et rire – ou hurler – à ce sale tour que me joue mon esprit.

Pourtant, si. Elle l’a dit.

Je ne suis pas un Néant. Je suis un Nihil, oui, mais je suis un être humain. Je ne suis pas un rien du tout, un zéro, un espace vide. Je ne suis pas un Néant !

 

Sephy …

 

Les vagues léchaient la plage. C’était une belle soirée d’automne. Une jolie soirée pour une journée atroce. Je ne m’étais jamais sentie aussi mal. Callum était assis près de moi, mais il aurait aussi bien pu être assis sur la lune.

— Tu ne veux pas parler ?

J’ai d’abord cru qu’il ne me répondrait pas.

— Que veux-tu que je dise ?

— Je me suis excusée, ai-je murmuré.

— Je sais.

J’ai observé le profil de Callum – indéchiffrable et implacable. C’était ma faute. Je comprenais, sans vraiment comprendre, l’horreur que j’avais commise.

— Ce n’est qu’un mot, Callum.

— Ce n’est qu’un mot, a-t-il répété doucement.

— Je ne voulais pas … ai-je plaidé.

— Sephy, si tu m’avais frappé, ou giflé, ou même poignardé, la douleur aurait fini par s’effacer, mais jamais je ne pourrai oublier ce que tu as dit. Jamais. Même si je vis jusqu’à cinq cents ans.

Je me suis essuyé les joues, mais ça ne servait à rien parce que mes larmes continuaient à couler.

— Je ne parlais pas de toi, Callum. Je ne parlais pas de toi … Je voulais que ça s’arrête.

Le regard que Callum m’a jeté a fait couler mes larmes de plus belle.

— Je suis désolée, ai-je sangloté.

J’avais si peur de ce qu’il allait dire maintenant.

— Sephy, peut-être que nous devrions arrêter de nous voir.

— Callum, je me suis excusée.

— Et ça efface tout, c’est ça ?

— Non. Non, pas du tout, mais ne m’abandonne pas. Tu es mon meilleur ami. Je ne saurais pas quoi faire sans toi.

Callum a détourné les yeux. J’ai retenu ma respiration.

— Tu dois me faire une promesse, a-t-il murmuré.

— Tout ce que tu veux.

— Tu dois me promettre que tu ne prononceras plus jamais ce mot.

Pourquoi ne comprenait-il pas que je ne parlais pas de lui ? Que ce n’était qu’un mot. Un mot que Papa avait utilisé. Un mot qui avait blessé mon meilleur ami, un mot qui me faisait souffrir. Je n’avais pas encore compris que les mots avaient un tel pouvoir. Ceux qui affirmaient que les mots ne pouvaient pas faire mal se trompaient.

— Promets, a insisté Callum.

— Je promets.

Nous avons regardé la mer. Je savais qu’il fallait que je rentre à la maison. J’étais tellement en retard pour le dîner que ça serait bientôt l’heure du petit déjeuner. Maman allait être folle. Mais je ne voulais pas partir la première. Je n’avais pas envie de me lever. J’ai frissonné, pourtant la soirée n’était même pas fraîche.

Callum a enlevé sa veste et me l’a posée sur les épaules. Elle sentait le savon, les chips et … Callum. Je me suis blottie dedans.

— Et toi ? Ai-je demandé.

— Quoi, moi ?

— Tu ne vas pas avoir froid ?

— Je survivrai.

J’ai posé ma tête sur son épaule. Il s’est d’abord raidi, et puis il s’est détendu. Il ne m’a pas prise dans ses bras mais il ne m’a pas repoussée non plus. Un mot, un seul mot avait eu le pouvoir de creuser un fossé entre nous. Même si je vivais cinq millions d’années, plus jamais je ne prononcerais ce mot. Jamais. Le soleil commençait à disparaître à l’horizon. Le ciel était rose et orange. Nous sommes restés silencieux un moment.

— J’ai beaucoup réfléchi … a soudain dit Callum, nous pouvons toujours nous voir en dehors après les cours, mais au collège, tu ne devrais pas m’adresser la parole.

J’étais stupéfaite.

— Pourquoi ?

— Je ne veux pas que tu perdes tous tes amis à cause de moi. Je sais qu’ils sont importants pour toi.

— Tu es mon ami aussi.

— Pas quand nous sommes au collège, a répliqué Callum.

— Mais c’est idiot.

— Je ne crois pas.

J’ai ouvert la bouche et je l’ai refermée, comme un poisson hors de l’eau. Callum s’est levé.

— Je dois rentrer maintenant. Tu viens ?

J’ai secoué la tête.

— Ta mère va être folle de rage.

— On est lundi, elle est en visite.

— Et ton père ?

— Il n’est jamais à la maison pendant la semaine.

— Et Minerva ?

— J’en sais rien. Sans doute avec son petit ami. Ne t’inquiète pas pour moi, Callum, je vais rester un petit peu et je rentrerai.

— Pas trop longtemps, d’accord ?

— D’accord.

Je lui ai tendu sa veste.

Il a hésité avant de la prendre. Puis il est parti. Je l’ai regardé s’éloigner en souhaitant de toutes mes forces qu’il se retourne. Mais il ne l’a pas fait. C’était comme si j’étais hors de mon corps et que je nous voyais tous les deux. De plus en plus, je me sentais spectatrice de ma propre vie. Je devais faire un choix. Je devais décider quelle sorte d’amie j’étais. Ce qui me faisait le plus mal, c’était d’avoir à y réfléchir.

 

Callum

 

— Est-ce que tu sais quelle heure il est ? A râlé Maman quand je suis entré.

C’était notre sujet de conversation favori ces derniers temps.

— Désolé, ai-je marmonné.

— Ton dîner est dans le four, complètement sec et immangeable.

— Ça va aller, Maman.

— Et où étais-tu passé jusqu’à dix heures du soir ? M’a lancé Papa.

J’étais surpris. En général, il ne disait rien quand je rentrais tard. C’était le boulot de Maman.

— Alors ? A-t-il insisté.

Que voulait-il que je réponde ? J’ai passé deux heures à dire au revoir à Sephy sur la plage. Ensuite, je me suis caché et je l’ai suivie jusque chez elle pour m’assurer qu’elle rentrait sans encombre. Après, il m’a fallu une heure pour arriver jusqu’ici.

Oh oui, cette sortie ferait son petit effet.

— J’ai marché. J’avais besoin de réfléchir.

C’était vrai.

— Est-ce que tu vas bien ? S’est enquis Papa. Je me suis rendu à Heathcroft dès que j’ai su ce qui se passait. Mais la police m’a empêché d’approcher.

— Pourquoi ?

— Je n’avais pas de « raison officielle d’être présent sur les lieux. » C’est ce qu’ils m’ont dit.

La voix de Papa était amère.

— Ces connards de flics primates …

— Jude, pas à table, a grondé Maman.

Jude avait assez de colère en lui pour toute la famille. Il me jetait des regards noirs, comme si c’était moi qui avais empêché Papa de s’approcher du collège.

— Et les cours, mon fils ? A demandé Papa. Comment c’était ?

Il voulait la vérité ?

— Ça allait, Papa, ai-je menti. Une fois que nous sommes entrés dans le collège, tout s’est bien passé.

Sauf que les profs nous avaient totalement ignorés, que les élèves avaient passé leur temps à nous bousculer et à jeter nos livres par terre. Et même les Nihils employés à la cantine avaient fait en sorte de nous servir après tout le monde.

— Tout s’est bien passé.

— Tu y es à présent, Callum. Ne te laisse pas impressionner par ces salauds. D’accord ?

— D’accord.

— Excuse-moi, a lancé Maman à Papa, mais quand j’interdis les grossièretés à table, tu es concerné.

— Pardon, ma chérie, s’est faussement excusé Papa en m’adressant un clin d’œil.

— On t’a vu à la télé, a annoncé Jude. Ta petite amie aussi. Tout le monde l’a entendue …

— Elle ne voulait pas dire ça …

J’avais parlé sans réfléchir. Grossière erreur.

— Ah oui, et elle voulait dire quoi ? A ricané Jude. Tu es devenu stupide ? Que pouvait-elle bien vouloir dire ?

— Ils sont tous pareils dans cette famille, a lâché Maman. J’ai vu Sephy grandir et elle est comme sa mère.

Je me suis mordu la lèvre. Il valait mieux ne pas répondre.

— Je suis bien content que tu ne travailles plus pour eux, s’est exclamé Papa.

— Et moi donc ! A acquiescé Maman. Le salaire me manque, mais je ne retournerais dans cette maison pour rien au monde. Les gens qui arrivent à supporter cette harpie sont dotés de plus de patience que moi.

— Vous étiez pourtant amies, ai-je fait remarquer en enfournant une bouchée de purée toute sèche.

— Amies ? Nous n’avons jamais été amies ! Elle me donnait des ordres et j’obéissais parce que j’avais besoin d’un travail ! C’est tout !

Cette version ne correspondait pas à mes souvenirs. Quelques années plus tôt, une éternité plus tôt, Maman et Mme Hadley avaient été très proches. Maman avait été la gouvernante de Minerva, puis celle de Sephy, et elle s’occupait d’un peu tout dans la maison de Mme Hadley. J’étais à cette époque plus proche de Sephy que de ma propre sœur. Quand j’étais petit et Sephy encore un bébé, j’aidais Maman à lui donner son bain et à lui changer sa couche. Quand elle a grandi, j’ai joué avec elle à cache-cache et à chat dans le jardin des Hadley. Pendant ce temps, Maman et Mme Hadley discutaient et riaient. Je ne sais pas ce qui s’est passé mais tout s’est arrêté brutalement. Du jour au lendemain, Maman n’a plus été la bienvenue chez les Hadley. C’était il y a trois ans.

Quelquefois, je me demande comment Mme Hadley a pu penser que Sephy et moi cesserions de nous voir. Nous avions été élevés ensemble. Sephy a essayé de lui expliquer que c’était impossible ; j’ai dit la même chose à ma mère. Elles n’ont pas écouté. Mais on s’en fichait. Sephy et moi avons continué de nous rencontrer. Nous nous sommes promis que nous resterions toujours amis. Promesse que nous avons scellée de notre sang. Nous devions juste garder nos rencontres secrètes. Nous nous sommes créé notre propre monde, nos lieux secrets où personne ne pouvait nous trouver.

— Chut ! Les infos ! S’est exclamé Papa.

J’ai retenu ma respiration.

Les événements de Heathcroft n’ont pas fait la une. Le premier sujet parlait de la Milice de libération.

Ce matin, Kamal Hadley, ministre de l’Intérieur, a déclaré que les membres de la Milice de libération ne pourraient plus se cacher bien longtemps. Il les traquerait, où qu’ils se trouvent.

Le visage du présentateur a laissé place à celui du père de Sephy, le parlement en toile de fond. Il semblait remplir l’écran.

— Est-ce vrai, monsieur Hadley, que la décision du gouvernement de laisser entrer les Nihils dans nos écoles a été prise sous pression de la Milice de libération ?

— Absolument pas, a aussitôt répondu le père de Sephy. Notre gouvernement ne se laisserait pas dicter sa conduite par un groupement terroriste. Nous avons agi sur les directives de la Communauté économique pangéenne, et c’est un amendement à la loi que le gouvernement avait de toute façon prévu.

Mon père a émis un ricanement.

— Nous avons voulu faire accéder certains Nihils, et seulement les meilleurs, à notre système éducatif pour des raisons sociales et économiques. Dans une société civilisée et égalitaire …

J’ai cessé d’écouter. Le père de Sephy n’avait pas changé depuis la dernière fois où je l’avais vu. Langue de bois et compagnie. Je ne l’aimais pas beaucoup. C’était un crétin pompeux. D’ailleurs, je n’appréciais aucun des membres de la famille de Sephy. Minerva était une snob, sa mère une méchante femme, et son père, un hypocrite. Ils nous regardaient tous de haut.

— Les membres de la Milice de libération sont des Nihils induits en erreur, et nous ne relâcherons pas nos efforts tant qu’ils ne seront pas tous en prison …

Bla bla bla.

J’allais une fois de plus le zapper mentalement, mais Jude m’a brutalement sorti de ma rêverie.

— Longue vie à la Milice de libération ! A-t-il crié en levant le poing.

— Bravo mon fils !

Papa et Jude ont échangé un regard entendu. J’ai froncé les sourcils et je me suis tourné vers Maman. Elle a immédiatement baissé les yeux. J’ai regardé de nouveau Jude et Papa. Il se passait quelque chose. Qui avait un rapport avec la Milice de libération. La Milice, mon père et mon frère. Ça m’était égal. Ce qui ne m’était pas égal, c’était d’être exclu.

— Des sources non confirmées rapportent que la bombe trouvée au centre de commerce international avait été déposée par la Milice de libération, a repris le présentateur. Quelles actions sont menées pour retrouver les coupables ?

— Je peux vous assurer que notre priorité aujourd’hui est d’arrêter les coupables et de les traduire en justice. Le terrorisme politique est à l’origine de nombreux morts. La mort d’un seul Prima est un crime qui doit être sévèrement puni. Les coupables seront condamnés à la pendaison …

Et bla bla bla. Le père de Sephy a continué son petit discours pendant encore une bonne minute. Le présentateur ne pouvait plus en placer une. J’ai de nouveau zappé en attendant qu’il finisse. J’aurais voulu zapper pour toujours.

 

Sephy

 

— Sephy, ton père est à la télé !

Ma mère a passé sa tête dans l’entrebâillement de la porte de ma chambre.

Qu’est-ce que ça pouvait bien me faire ? Ma mère pensait que j’avais encore cinq ans et que voir mon père dans le petit écran était un événement excitant.

— Sephy !

— Oui, Maman, je regarde !

J’ai changé de chaîne sur la télé dans ma chambre. Pour avoir la paix. Je suis tombée tout de suite sur la bonne. Quelle chance !

– … sont dans l’erreur.

Papa n’avait pas l’air très content.

— Le ministre Pelango est très jeune et il n’a pas encore bien compris que tout changement dans notre société devait être prudemment mené et lentement …

— Si nous ralentissons encore, est intervenu Pelango, nous, allons reculer.

J’ai souri. Papa a froncé les sourcils.

— Nous nous prétendons civilisés mais nous accordons moins de droits aux Nihils que dans tous les pays de la (Communauté pangéenne, a continué Pelango.

— Et je pourrais citer de nombreux pays où ils ont beaucoup moins de droits que dans le nôtre, a lancé Papa.

— Ce qui nous donne l’autorisation de mal les traiter, c’est ce que vous pensez ?

— Si M. Pelango n’est pas d’accord avec la ligne politique du parti qu’il est censé représenter, peut-être devrait-il tout simplement démissionner ? A dit Papa.

— Certainement pas ! A rétorqué l’autre. Trop de ministres de ce gouvernement vivent dans un passé révolu. C’est mon devoir de leur éclairer le chemin vers le présent et d’assurer pour tous, Nihils et Primas, un futur honorable.

Maman est sortie de ma chambre. J’ai immédiatement changé de chaîne. Au hasard. N’importe quel programme ferait l’affaire. J’avais grandi avec la politique. J’en avais ras – le-bol. Je ne voulais plus en entendre parler. Pourquoi est – ce que Maman n’était pas capable de le comprendre ?

 

Callum

 

Quand Kamal Hadley s’est enfin tu, les images de Heathcroft sont apparues sur l’écran. Bien sûr, les journalistes n’ont pas jugé utile de montrer que les policiers, censés nous protéger de la foule, nous avaient laissés à la portée des coups de poing et des coups de pied. Bizarrement, aucune caméra n’était placée comme il fallait, pour montrer que le dos de ma veste était constellé de crachats.

Les Nihils admis à Heathcroft ont dû subir une certaine hostilité à leur arrivée ce matin … a commencé le reporter.

Une certaine hostilité ? Ce journaliste devait avoir reçu le prix de l’euphémisme !

Des officiers de police ont été dépêchés sur place pour éviter tout débordement …

Jude s’est mis à marmonner je ne sais quoi. Je ne pouvais pas lui en vouloir. Même moi j’étais dégoûté. Lynette m’a pris la main. Elle m’a souri et la colère m’a quitté. Seules Lynette et Sephy me faisaient cet effet-là : elles permettaient à ma rage de s’apaiser, jusqu’à disparaître. Mais parfois, parfois, j’étais tellement en colère que je m’effrayais moi-même.

Sur l’écran, on a vu Shania tomber au milieu de la foule. L’image qui a suivi montrait Sephy qui criait. Une voix off précisait :

Perséphone Hadley, la fille du ministre de l’Intérieur Kamal Hadley, a contribué à mettre fin au chaos.

Je me suis levé.

— Je monte, j’ai des devoirs.

C’était trop tard. Les mots de Perséphone ont jailli. Je les connaissais mais je n’ai pas pu m’empêcher de grimacer. J’ai quitté la pièce avant que qui que ce soit ait le temps de me faire une réflexion. Mais je savais que toute la famille me regardait. J’ai refermé la porte derrière moi et je me suis adossé au mur. Le souffle court.

Sephy.

— Tous pareils, a ragé Jude. Les Primas et les Nihils ne vivront jamais en paix. Callum se trompe lourdement s’il croit que cette fille en a quoi que ce soit à faire de lui. Elle le laissera tomber dans pas longtemps.

— Toi et moi le savons, pas lui, a lâché Papa.

— Plus tôt il le comprendra, mieux ce sera, a soupiré Maman.

— Et c’est toi qui vas le lui dire ? A demandé Papa. Parce que moi, je ne m’y risquerai pas.

— On ne peut faire confiance à aucun Prima ! A déclaré Jude.

Personne ne l’a contredit.

— Quelqu’un devrait raconter la vérité à Callum. Un jour, il nous en remerciera.

— Tu te portes volontaire ? L’a défié Papa.

— Si tu veux.

— Non. Non, je le ferai moi, a dit Maman.

— Quand ?

— Bientôt.

Je n’ai pas voulu en entendre plus. Je suis monté dans ma chambre. J’avais l’impression de porter un fardeau de deux cents tonnes sur les épaules. Pour la première fois, je me suis demandé si ma famille n’avait pas raison. C’était peut-être moi qui me trompais.

 

Sephy

 

C’était l’heure du cours d’histoire. Je détestais l’histoire. C’était une perte de temps. Il n’y avait qu’un seul point positif. C’est un cours où je retrouvais Callum. Mon amie Claire a voulu s’asseoir à côté de moi.

— Euh, Claire … tu peux te mettre ailleurs, aujourd’hui ? Je garde la place pour quelqu’un.

— Qui ?

— Quelqu’un.

Claire m’a lancé un regard méprisant.

— Va te faire voir, a-t-elle lâché en s’éloignant.

J’ai soupiré et fixé la porte. Callum et les autres Nihils sont arrivés en dernier. Les autres élèves les bousculaient en les doublant. Callum ne réagissait pas. Moi, je ne me serais pas laissé faire.

J’ai souri à Callum et je lui ai montré la place libre à côté de moi. Il a détourné le regard et s’est assis dans le fond de la salle près d’un autre Nihil. Les élèves de ma classe l’ont dévisagé puis m’ont dévisagée aussi. Mon visage était brûlant d’humiliation. Comment osait-il me traiter de cette façon ? Je n’avais pas oublié ce qu’il avait dit la veille mais je voulais justement lui montrer que c’était lui que je choisissais devant tous mes autres amis. Pourquoi me tournait – il le dos ?

M. Jason est entré et a entamé le cours avant même de refermer la porte. Il était de mauvaise humeur. Encore plus que d’habitude. Il n’allait rien laisser passer à personne et surtout pas aux Nihils.

— Qui peut m’expliquer la signification des événements de l’année 146 avant Jésus-Christ ?

146 avant Jésus-Christ ? Qui en avait quelque chose à faire ? J’ai décidé de poser ma tête dans mes bras et de me réveiller quand le cours serait terminé. Du coin de l’œil, j’ai aperçu Callum se pencher pour prendre quelque chose dans son cartable.

Bang !

M. Jason a violemment posé son livre d’histoire sur le bureau de Callum.

— Alors, mon garçon ? Serais-tu trop pauvre pour te sentir concerné par mon cours ?

Callum n’a pas répondu. Dans la classe, il y a eu quelques ricanements. Quand M. Jason est passé devant moi, je lui ai jeté un regard noir pour lui faire comprendre ce que je pensais de son attitude.

Dans les vingt minutes qui ont suivi, il m’a engueulée deux fois. Je m’en fichais. M. Jason n’avait aucune importance. J’avais d’autres soucis en tête : je me demandais comment prouver à Callum que je me fichais que tout le monde sache que nous étions amis. Et non seulement ça. Que j’étais fière que nous soyons amis. Et tout à coup … Eurêka ! J’avais hâte que le cours se termine. Je ne pensais plus qu’à l’heure du déjeuner, je voulais être une des premières à arriver au self. Quand enfin, la sonnerie a retenti, j’ai bondi de ma chaise et je suis sortie en courant, sans un regard pour le professeur.

— Mademoiselle Hadley ?

— Excusez-moi, monsieur, je suis pressée.

Mais il ne m’a pas laissée passer.

— Eh bien, je crois que vous allez quand même sortir la dernière.

— Mais monsieur …

M. Jason a levé la main.

— Encore une réflexion et vous n’irez pas manger du tout.

Je me suis tue. M. Jason avait vraiment mauvais caractère. Alors j’ai attendu. Les autres me souriaient moqueusement en passant devant moi.

Callum et les autres Nihils étaient déjà attablés devant leurs plateaux quand je suis enfin entrée dans le réfectoire.

Pendant que j’attendais mon tour, mon cœur battait comme s’il était sur le point d’exploser. Je n’avais pourtant rien décidé d’extraordinaire. J’ai pris une part de tourte aux champignons, un flan au caramel et une petite brique de lait. Et je me suis dirigée vers la table de Callum. Callum et les autres Nihils ont levé les yeux vers moi. Et les ont baissés aussitôt.

— Je peux m’asseoir avec vous ?

Ils ont eu un air choqué. Ce n’était même pas drôle. Je me suis assise avant que Callum ait le temps de me dire de partir.

— Qu’est-ce que tu fais ? A-t-il lancé à mi-voix dès que j’ai été installée.

— Je déjeune, ai-je répondu en coupant ma tourte.

J’ai tenté un sourire à l’adresse des autres Nihils, mais ils ont gardé le nez sur leur assiette.

— Bonjour, je m’appelle Sephy Hadley.

J’ai tendu la main à une fille nihil assise à côté de moi. Elle avait un pansement marron foncé sur le front.

— Bienvenue à Heathcroft.

Elle a regardé ma main comme si c’était une bombe. Et puis, elle s’est essuyée sur sa tunique et me l’a serrée.

— Je m’appelle Shania, s’est-elle présentée d’une petite voix.

— C’est un joli prénom. Qu’est-ce qu’il veut dire ? Ai-je demandé.

Shania a haussé les épaules.

— Rien.

— Ma mère m’a raconté que le mien veut dire « nuit sereine », ai-je ri. Mais Callum vous dira que je ne suis pas du tout sereine.

Shania m’a souri. Un sourire bref, mais c’était déjà ça.

— Comment va ta tête ? Lui ai-je demandé, montrant le pansement.

— Ça va. Il m’en faut plus que ça. J’ai le crâne dur.

J’ai souri.

— Ton pansement n’est pas très discret.

— Ils n’en vendent pas de roses, a lâché Shania. Seulement îles marron.

Je n’y avais jamais pensé. Mais elle avait raison. Les pansements avaient la couleur de notre peau. Il n’en existait pas île la couleur de la peau des Nihils.

— Sephy, qu’est-ce que tu fabriques ?

Mme Bawden, la conseillère d’éducation, est apparue de nulle part et s’est plantée devant moi.

— Excusez-moi ?

— Qu’est-ce que tu fais ?

— Je déjeune.

— Ne sois pas insolente.

— Je ne suis pas insolente, je déjeune, c’est tout.

— Retourne à ta table. Immédiatement ! A aboyé Mme Bawden.

J’ai regardé autour de moi. J’étais le centre de l’attention générale.

— Mais c’est ma table ! Ai-je balbutié.

— Retourne à ta table ! Immédiatement !

Quelle table ? Je n’avais pas de table à moi. Et tout à coup, j’ai compris ce qu’elle voulait dire ; elle ne me demandait pas de regagner ma table mais de rejoindre les gens de la même couleur que moi. Callum et les autres avaient baissé les yeux sur leurs assiettes.

— Je suis assise avec mon ami Callum, ai-je murmuré.

J’entendais à peine ma propre voix. Mais Mme Bawden, elle, m’a très bien entendue. Elle m’a attrapée par le bras et m’a levée de ma chaise.

Je n’avais pas encore lâché mon plateau et il est tombé par terre.

— Perséphone Hadley, suis-moi ! A jappé Mmc Bawden en me tirant par le bras.

J’ai essayé de me dégager mais elle me serrait aussi fort qu’un boa constrictor nourri aux stéroïdes. Est-ce que personne n’allait protester ? Non, manifestement. J’ai regardé vers Callum. Il s’est empressé de baisser les yeux. Alors j’ai cessé de me débattre. J’ai suivi Mmc Bawden dans son bureau.

Callum m’avait laissée tomber. Le reste m’était égal. Il m’avait laissée tomber.

J’avais reçu le message. Il m’avait fallu du temps, mais cette fois, j’avais compris.

 

Callum

 

Il fallait que je sorte. J’ai abandonné mon plateau et j’ai traversé le réfectoire sans un mot ni un regard pour les autres.

Il fallait que je sorte.

Je suis sorti du réfectoire, du bâtiment, de l’école. Je marchais de plus en plus vite et en atteignant le portail du collège, je courais.

J’ai couru jusqu’à en avoir mal partout, jusqu’à ce que mon cœur soit sur le point d’exploser. Et même à ce moment-là, je ne me suis pas arrêté.

J’ai couru jusqu’à la plage. Je me suis jeté sur le sable. J’étais en nage. Je me suis allongé sur le ventre et j’ai donné des grands coups de poing dans le sable. Jusqu’à ce que mes doigts saignent, écorchés par les galets et les coquillages.

Et je voulais plus que tout au monde que le sable soit le visage de Sephy.

 

Sephy

 

La Mercedes m’attendait à sa place habituelle : juste devant le collège. Quand je suis arrivée, un homme que je ne connaissais pas en est sorti et m’a ouvert la portière arrière. Il avait des cheveux châtains un peu longs. Et des yeux bleu acier.

— Qui êtes-vous ?

— Karl, le nouveau chauffeur.

— Où est Harry ? Ai-je demandé en montant dans la voiture.

— Il a déménagé.

— Sans me prévenir ?

Karl a haussé les épaules et a refermé la portière. Il s’est assis au volant et a tourné la clé de contact.

— Où travaille-t-il maintenant ?

— Je l’ignore, mademoiselle.

— Pourquoi a-t-il déménagé ?

— Je ne le sais pas non plus.

— Où habite-t-il ?

— Pourquoi voulez-vous le savoir, mademoiselle Sephy ?

— Je voudrais lui envoyer un petit mot. Pour lui dire au revoir.

— Vous n’avez qu’à me le confier, mademoiselle, et je m’assurerai qu’il le reçoit.

Karl m’a regardée dans le rétroviseur.

— D’accord, ai-je fini par lâcher.

— Que pouvais-je dire d’autre ?

Harry ne serait pas parti sans me dire au revoir. J’en étais sûre et certaine. Une idée horrible m’a traversé l’esprit.

— Vous … vous êtes mon nouveau chauffeur ?

— Oui, mademoiselle Sephy. Votre mère m’a embauché ce matin. Je peux vous montrer ma carte d’identité si vous le désirez.

— Non, c’est bon.

Je me suis adossée contre la banquette et j’ai bouclé ma ceinture de sécurité.

La voiture a démarré. J’ai vu les autres me montrer du doigt et ricaner. L’esclandre du midi avait fait le tour du collège. J’allais en entendre parler longtemps. M. Corsa m’avait menacée d’envoyer un courrier à mes parents. Il pouvait aussi bien tout raconter à la reine mère, si ça lui chantait. Tout ça n’aurait eu aucune importance si Callum ne m’avait pas laissée tomber. Je ne lui pardonnerai jamais. Il avait détourné les yeux, comme s’il ne me connaissait pas. Peut-être que Maman avait raison, après tout. Peut-être que les Primas et les Nihils ne pouvaient pas être amis. Peut-être y avait-il trop de différences entre nous.

Mais je ne parvenais pas à m’en convaincre.

 

Callum

 

Je ne sais pas combien de temps je suis resté sur la plage. J’ai vu le soleil disparaître derrière la ligne d’horizon. La nuit est tombée. Pourquoi ma vie était-elle soudain devenue si compliquée ? L’an dernier, je ne rêvais que d’une chose : être admis au collège de Sephy. J’ai passé du temps à réviser, à travailler. Et je n’ai pas pensé à ce qui se passerait une fois que j’y serais. Je n’avais pas réalisé que je serais aussi … indésirable. Et à quoi ça servirait, de toute façon ? Suivre ces cours ne m’ouvrait aucune possibilité d’obtenir un travail intéressant. Les Primas ne m’emploieraient que pour des fonctions subalternes. Alors pourquoi est-ce que je me donnais tant de mal ?

J’avais envie d’apprendre. Un gouffre au fond de moi demandait à être nourri de savoir, de mots, d’idées … comment pourrais-je être heureux à présent si je n’ai plus accès à toute cette masse de connaissances ?

J’essayais de toutes mes forces de comprendre pourquoi le monde fonctionnait de cette manière. On prétendait que les Primas étaient plus proches de Dieu. C’est ce qu’affirmait le livre sacré. Le fils de Dieu avait la peau noire comme eux. Les mêmes yeux qu’eux, les mêmes cheveux qu’eux. C’est ce qu’affirmait le livre sacré. Le livre sacré affirmait tant de choses. Il demandait aux êtres humains d’ « aimer leur prochain » et de « ne pas faire aux autres ce que l’on ne voulait pas qu’ils nous fassent ». Est-ce que le message le plus important du livre sacré n’était pas « vivre et laisser vivre » ? Alors comment les Primas pouvaient-ils se prétendre élus de Dieu et nous traiter de cette façon ? C’est vrai, l’esclavage n’existait plus, mais Papa disait que seul le mot avait disparu. Papa ne croyait pas aux paroles du livre sacré. Maman non plus. Ils disaient que ce livre avait été écrit et traduit par des Primas et qu’ils l’avaient modifié à leur avantage. Mais comment modifier la vérité ?

Nihil. Même le mot était négatif. Nihil. Néant. Négation. Néant. Ce n’est pas nous qui nous étions choisi ce nom. Pourquoi nous l’avoir octroyé ?

— Je ne comprends pas …

Les mots sont sortis de ma bouche et se sont envolés vers le ciel.

Je ne sais pas combien de temps je suis resté assis. Ma fureur grondait en moi comme un tonnerre. Ma tête était douloureuse, ma poitrine était douloureuse. Et puis je me suis levé d’un bond. Quelqu’un m’observait. Une décharge d’électricité statique m’a traversé le corps. Sephy était un peu plus loin sur la plage, parfaitement immobile. Le vent soulevait les pans de sa veste et plaquait sa jupe contre ses jambes. Moins d’une dizaine de mètres nous séparaient. Dix mille années-lumière.

Puis Sephy a fait demi-tour et est partie.

— Sephy, attends !

J’ai couru derrière elle.

Elle ne s’est pas arrêtée.

— Sephy, s’il te plaît, attends.

Je l’ai rattrapée et l’ai obligée à se retourner vers moi. Elle s’est écartée comme si j’étais contagieux.

— Quoi ?

— Arrête, ai-je demandé.

— Arrête quoi ?

— Reste.

— Non.

— Pourquoi ?

J’ai d’abord cru qu’elle n’allait pas répondre.

— Je ne reste pas quand on ne veut pas de moi.

Sephy m’a de nouveau tourné le dos. Je l’ai contournée et je lui ai fait face.

— J’ai agi ainsi pour ton bien.

— Ah oui. Pour mon bien, ou parce que tu avais peur de ce que les autres allaient penser de toi ?

— Un peu des deux, ai-je reconnu.

Sephy n’a pas répondu.

— Je suis désolé.

— Moi aussi. À plus tard, Callum.

Sephy a essayé de faire un pas, mais je l’en ai empêchée. La peur me tordait les entrailles. Si elle partait maintenant, ce serait la fin. Pourtant, quelques heures plus tôt, c’est exactement ce que je désirais.

— Sephy.

— Quoi ?

— Si nous allions au parc samedi ? Nous pourrions pique – niquer.

Les yeux de Sephy ont étincelé d’envie mais elle essayait de n’en rien montrer. J’ai intérieurement poussé un soupir de soulagement.

— Au parc …

— Oui. Rien que toi et moi.

— Et tu n’auras pas honte de te promener avec moi ?

— Ne sois pas ridicule.

— À quelle heure ?

— Dix heures et demie devant la gare.

— D’accord, a accepté Sephy.

Elle a repris sa marche.

— Qu’est-ce que tu fais ? Lui ai-je demandé.

— Je rentre à la maison.

— Pourquoi tu ne restes pas un peu ?

— Je ne veux pas te déranger.

— Sephy, arrête, ai-je grogné.

— Arrête quoi ? Tu es un snob, Callum. Je ne m’en étais jamais aperçue avant aujourd’hui, a lancé Sephy avec colère. J’ai pensé que tu étais différent des autres. Un peu plus malin. Mais je me suis trompée. « Les Primas et les Nihils ne doivent pas s’afficher ensemble. Les Primas et les Nihils ne devraient même pas vivre sur la même planète. »

— Tu sais très bien que je ne pense pas ces conneries !

— Je n’en suis pas si sûre.

Sephy a secoué la tête.

— Si tu n’es pas un snob, tu es un hypocrite, ce qui est pire. « Je veux bien te parler mais seulement si personne ne nous voit. »

— Chut, tais-toi …

— Pourquoi, la vérité te blesse ? A glapi Sephy. Alors Callum, tu es quoi ? Un snob ou un hypocrite ?

— Lâche-moi, Sephy.

— Avec plaisir.

Et cette fois, quand Sephy s’est éloignée, je ne l’ai pas retenue. Je l’ai juste regardée s’éloigner.

 

Sephy

 

Il y a un proverbe qui dit : « Attention à ce que tu souhaites, tu pourrais l’obtenir. » Je n’avais jamais vraiment compris ce qu’il voulait dire. À présent oui. Tous ces mois à aider Callum pour qu’il réussisse l’examen d’entrée à Heathcroft. À souhaiter de toutes mes forces qu’il soit reçu pour que nous allions à la même école, peut-être dans la même classe.

Tout s’était réalisé et c’était pire qu’un cauchemar.

Je ne pouvais pourtant pas rester enfermée dans les toilettes toute la journée. Et de qui voulais-je me cacher de toute façon ? De tous ces gens qui me montraient du doigt et par – laient à voix basse sur mon passage ? Oui. Et je me cachais aussi pour ne pas croiser Callum. J’avais peur de me trouver face à lui. J’avais peur qu’il ne veuille plus être mon ami. Si nous ne nous voyions pas, je pourrais faire comme si rien n’avait changé. Après tout, je pourrais peut-être rester assise sur le couvercle des toilettes pour toujours. La cloche a annoncé la fin de la récréation. J’ai pris une grande inspiration.

— Allons, courage, me suis-je murmuré.

J’ai levé le loquet et j’ai poussé la porte.

J’allais sortir quand c’est arrivé. Lola, Joanne et Dionne m’ont poussée dans les toilettes et se sont jetées sur moi.

— On veut te causer, a commencé Lola.

— Ici ? Ai-je demandé.

Joanne m’a poussée. J’ai vacillé et je me suis cognée contre le mur.

— On sait ce que tu as fait hier, a dit Joanne.

— J’ai fait des tas de choses hier.

Mon cœur cognait dans ma poitrine, mais je n’avais pas l’intention de montrer ma peur.

— Au réfectoire, a repris Joanne. Tu t’es assise avec les Néants.

— Et qu’est-ce que ça peut te faire ?

Lola m’a giflée. J’ai porté la main à ma joue. Elle ne m’avait pas frappée très fort, mais c’était la première fois que je recevais une claque. Même Minerva ma sœur ne m’en avait jamais donné.

— Je me fiche que ton père soit ministre ou Dieu tout-puissant ! A craché Lola. Ne te mélange pas avec les Néants. Si tu recommences, tout le monde au collège te traitera comme eux.

— Alors réfléchis bien et choisis ton camp, a ajouté Joanne.

— D’ailleurs pourquoi tu traînes avec eux ? Est intervenue Dionne. Ils puent et ils mangent des trucs dégueus. Ils ne savent pas ce qu’est le savon.

— Quelles conneries !

Les mots étaient sortis de ma bouche sans que je puisse les retenir.

— Callum prend une douche chaque matin et il ne pue pas. Aucun d’entre eux ne pue !

Dionne, Lola et Joanne se sont regardées.

Lola m’a poussée et je me suis retrouvée assise sur l’abattant des toilettes.

La porte va s’ouvrir et Callum va apparaître. Il va me sortir de là. Il va m’aider. Callum …

J’ai essayé de me redresser mais Lola m’a poussée de nouveau et a posé ses mains sur mes épaules pour que je ne puisse plus bouger.

— Ne répète jamais ce que tu viens de dire, a-t-elle sifflé. Choisis bien tes amis. Si tu parles de nouveau aux Néants, tu n’auras plus un seul ami dans tout le collège.

— Pourquoi vous les détestez autant ? Ai-je voulu savoir. Je parie qu’aucune de vous n’a parlé à un Nihil de toute sa vie.

— Bien sûr que si ! A claironné Joanne. J’ai parlé à un tas de Nihils dans ma vie : quand ils nous servent dans les magasins ou les restaurants …

— Et au réfectoire …

— Exactement ! Et de toute façon, on n’a pas besoin de leur parler. On les voit à la télé tous les jours. Ils appartiennent tous à la Milice de libération et ils commettent des tas de vols et de crimes …

Je n’en revenais pas. Elles ne pouvaient pas croire à ce qu’elles disaient. L’expression de mon visage ne laissait aucun doute sur ce que je pensais.

— La télé dit la vérité, a affirmé Lola.

— La télé ment sans arrêt. Ils nous disent ce que nous voulons entendre.

Callum n’arrêtait pas de me le répéter. Jusqu’à présent, je n’avais pas compris. Maintenant oui.

Joanne a écarquillé les yeux.

— Qui t’a dit ça ? Ton père ?

— Mais non ! Je parie que c’est un de ses petits copains néants, a lâché Lola sur un ton méprisant. Les Néants ! C’est pas pour rien qu’on les appelle comme ça.

— Ouais ! A renchéri Dionne. C’est pour ça qu’ils nous servent. On est supérieurs.

— C’est complètement idiot ! Me suis-je révoltée. Les Nihils sont comme nous. C’est vous qui êtes stupides et ignorantes et …

Lola m’a giflée de nouveau, mais cette fois je m’y attendais. Elle ne l’emporterait pas au paradis. Je lui ai balancé un coup de poing dans l’estomac. Elle a vacillé en lâchant un « ouch » de surprise et de douleur. J’ai cogné avec mes poings, mes pieds, mes coudes, mes épaules, mais Joanne et Lola ont vite réagi : elles m’ont immobilisée et Dionne s’est jetée sur moi. Dionne avait l’habitude de se battre, tout le monde le savait au collège. Mais si elle croyait que j’allais me mettre à pleurer ou à supplier, elle pouvait attendre longtemps. Elle m’a lancé un sourire satisfait.

— Pute à Blancs, a-t-elle lâché. Tu as bien cherché ce qui te tombe dessus !

Et elle s’est mise à me frapper. De toutes ses forces.

Entre Chiens Et Loups
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